Print Friendly, PDF & Email

Le 27 janvier dernier, la Bibliothèque universitaire de Nanterre organisait un débat en présence de Bernard Friot, sociologue et économiste, professeur émérite à l’Université de Paris Nanterre, et Vincent Liegey, ingénieur, chercheur interdisciplinaire et spécialiste de la décroissance. Chacun y a présenté sa proposition, respectivement le Salaire à Vie et la Dotation Inconditionnelle d’Autonomie (ou une version décroissante du revenu universel). Deux mesures pensées comme des alternatives au système capitaliste actuel.

Le contexte de crise sanitaire, économique et sociale que nous traversons ne manque pas de poser la question de la valeur travail et de sa rémunération. Quelles raisons justifient de maintenir une partie de la population dans la pauvreté ? Faut-il conditionner l’emploi à des conditions de vie décentes ? Dans un contexte de fragmentation du travail, avec le recours à l’externalisation de certains emplois, sous-traités, voire « ubérisés », ne faut-il pas se pencher plutôt sur la qualité de l’emploi ? Ces questions ouvrent celle d’un véritable droit au revenu – ou droit au salaire.

Le droit au revenu : une idée ancienne ?

L’idée d’une garantie de revenu fait l’objet de nombreuses propositions depuis des décennies, si ce n’est des siècles. Celle-ci était déjà évoquée dans L’Utopie de Thomas More au XVIe siècle, où encore dans les travaux sur la justice agraire de Thomas Paine au XVIIIe siècle, où il interrogeait le système de propriété privée, vu comme une appropriation de biens – notamment terriens, avec le système des enclosures en Angleterre – jusque-là collectifs. Pour y répondre, il proposa l’allocation d’un revenu minimum garanti, comme compensation pour les personnes qui en seraient exclues.

Plus récemment, certaines expérimentations d’un revenu versé sans conditions de ressources ont vu le jour, notamment aux États-Unis et au Canada dans les années 1970, puis depuis une vingtaine d’années à travers le monde. Dans la grande majorité des cas, ces expérimentations ont démontré deux points majeurs : d’une part, qu’une garantie de revenu n’a pas d’impact réel en termes d’incitation à l’emploi et n’influe donc pas sur le marché du travail. D’autre part, que le véritable changement repose sur une amélioration du bien-être des individus, libérés de la contrainte économique, qui leur permettrait alors de se projeter plus sereinement dans l’avenir.

L’émergence du débat autour du revenu universel

Le sujet d’un revenu universel, versé individuellement à chaque membre d’une communauté de la naissance à la mort, sans conditions, est aujourd’hui connu sous différentes appellations telles que revenu de base, revenu d’existence, entre autres. Celui-ci s’est invité dans le débat politique français à l’occasion de l’élection présidentielle de 2017, lorsque le candidat socialiste Benoit Hamon en a fait une mesure phare de sa campagne.

Différentes propositions de revenu universel existent aujourd’hui et se trouvent parfois diamétralement opposées sur l’échiquier politique, allant des propositions les plus libérales, visant à « simplifier » le système de protection sociale en fusionnant le plus grand nombre d’allocations, aux versions plus « à gauche », dont les montants sont plus élevés (autour de 1 000 €), couplés d’un revenu maximum acceptable pour lutter contre les inégalités et s’inscrivant dans une perspective post-capitaliste. La proposition de dotation inconditionnelle d’autonomie proposée par Vincent Liegey fait partie de ces dernières.

A l’opposé du revenu universel : le salaire à vie, dans un projet communiste ?

Face à ces propositions de revenu universel, il existe en France une proposition alternative : le salaire à vie, théorisé par Bernard Friot et porté notamment par les membres du Réseau Salariat, qui vise à rattacher le salaire à la qualification personnelle et non pas à l’activité. Un point de comparaison serait celui du statut de fonctionnaire, dont la garantie de salaire s’est révélée particulièrement efficace en temps de crise. Les fonctionnaires font certainement partie des acteurs sociaux qui ont été les mieux protégés – dont le travail n’a pas été menacé – même en temps de confinement. Le salaire à vie est aussi assimilable aux statuts des retraités ou encore des intermittents du spectacle, même s’ils sont aujourd’hui très attaqués.

Emanciper le travail, Bernard Friot
Puissances du salariat, Paris, Éditions La Dispute, 2012

Des réserves et interrogations dans un sens comme dans l’autre

Le salaire à vie, pensé dans un projet de société communiste, s’inscrit en opposition au revenu universel, qualifié de roue de secours du capitalisme. D’après Bernard Friot , cette proposition induirait la nécessité de faire reposer la sécurité économique sur l’obtention de « deux chèques » : l’un issu du travail, et l’autre issu du revenu universel. Cela reviendrait d’une certaine manière à valider socialement certaines formes de rémunération précaires dans l’emploi, voire d’endormir les volontés de revendications collectives. Les entreprises, sachant que leurs travailleurs disposent d’un revenu garanti, se sentiraient ainsi plus libres de les exploiter.

D’autre part, selon lui, aucun montant, même dans les versions les plus à gauche de revenu universel, n’est suffisant (le salaire à vie s’élève au minimum à 1 500€, pouvant évoluer, selon quatre niveaux de qualification, jusqu’à 6 000€). Il critique également son mode de financement qui, même en augmentant le nombre de déciles, c’est-à-dire en rendant l’impôt plus progressif, resterait insuffisant dans sa construction même. En cohérence avec sa défense d’une société communiste, l’auteur de « En travail. Conversation sur le communisme » (2021, La Dispute) avec Frédéric Lordon, considère que seule une socialisation des richesses permettrait leur juste partage.

Vincent Liegey s’interroge quant à lui sur le modèle proposé du salaire à vie : la rémunération à la qualification proposée pour le salaire à vie interroge : qui déciderait ? Si cela doit être collectivement, cela pourrait entraîner de violentes situations dans la prise décision. Ce à quoi répond Bernard Friot qu’il s’agit d’un jury de qualification déterminant la hiérarchie des salaires. Et d’insister sur la nécessité d’en finir avec « l’anthropologie enchantée » d’un projet de société qui supprimerait les rapports de violence. Même dans une société communiste, qu’il appelle pourtant de ses vœux, ces rapports ne disparaîtraient pas : « il faut assumer le tragique de la société ».

Un revenu universel dans une perspective décroissante

Pour Vincent Liegey, auteur de « Décroissance, fake or not » (Tana Editions, 2021), il est important d’interroger « notre rapport à la croissance, aujourd’hui infinie, dans un monde fini ». Le véritable enjeu derrière la question de la décroissance repose sur les modèles de société auxquels nous aspirons : comment repenser l’utopie ?

Décroissance, Fake or not ?, Vincent Liegey
Fake or not – Décroissance, Isabelle Brockman, Vincent Liegey, Tana éditions, 2021

Le système capitaliste actuel repose sur la précarité d’une part importante de la population, de même que sur une grande partie de travail aliéné, tel que les bullshit jobs décrits par David Graeber, pour lesquels les personnes elles-mêmes considèrent qu’ils sont inutiles pour elles comme pour la société.

Selon l’auteur décroissant, il est nécessaire de réintroduire des outils de démocratie directe, vectrices d’autonomie, à l’image de la Convention Citoyenne pour le Climat, qui a produit des propositions intéressantes, même si elles ont ensuite été en grande partie refusées par le politique. Le principe de subsidiarité, qui consiste à promouvoir autant que possible la décision au niveau le plus local est également une piste intéressante, comme l’ont appliqué les zapatistes au Chiapas. Ces outils permettraient de se demander « comment changer la société sans prendre le pouvoir ? ». Pour y répondre, il faudrait alors « décoloniser nos imaginaires ».

La dotation inconditionnelle d’autonomie fait ainsi partie des outils possibles pour amorcer un changement de société qui, combinée à des alternatives telles que les monnaies locales ou la gratuité de certains services, permettrait de repenser les biens communs, ou encore de rendre les services publics plus accessibles.

La nécessité de poursuivre le débat …

Sans trouver de convergence vers un projet de société commun, les deux intervenants se sont accordés sur l’urgence de sortir d’un système capitaliste reposant sur l’accaparement des richesses, de la nature, mais aussi du travail.

Comme le pointe Vincent Liegey, la « valeur travail » actuelle maintient une inversion entre utilité sociale du travail et niveau de rémunération. La crise a placé la focale sur le fait que les métiers dits « essentiels », tels que le travail de soignants, d’éboueurs, de caissières, d’aide-ménagères, étaient particulièrement mal payés. Leur reconnaissance, notamment économique, fait encore cruellement défaut. Un paradoxe également pointé par Bernard Friot qui considère que l’origine de la souffrance au travail repose aussi sur le fait que nous travaillons contrairement à notre éthique. Avant de changer la nature du travail, il faudrait en changer le sens.

Changer le sens du travail, repenser le partage des richesses, amorcer un changement de société… ce débat, riche en idées et réflexions entre les deux intervenants mais aussi avec la salle – comble – de la Bibliothèque de Nanterre démontrent de l’intérêt de penser les alternatives, de les mettre en débat, sur la base de théories et modes de pensée déjà initiés, en particulier dans le contexte électoral actuel. Affaire à suivre !