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Largement débattue et réfléchie au cours de l’histoire, la question du droit au revenu, mise sur le devant de la scène lors de l’élection présidentielle 2017 par les discussions autour du revenu universel, a ré-émergé dans le débat public durant la crise du Covid-19. Que ce soit sur la valorisation sociale du travail ou sur le besoin d’assurer une subsistance aux personnes qui ont perdu leur source de revenus, aborder ces enjeux permet à coup sûr de faire émerger certains paradoxes du système socio-économique.

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Est-il vraiment possible de prétendre vouloir renforcer le système de protection sociale tout en poursuivant dans les sillons des politiques néolibérales actuelles ? Celles-là même qui ont démuni nos services publics et maintiennent une partie de la population dans la précarité et la pauvreté. Vraisemblablement la réponse est non. Pour s’inscrire dans un projet de société plus juste et solidaire, les différentes propositions de droit au revenu doivent nécessairement être pensées en rupture ferme et sans appel vis-à-vis des politiques néolibérales et austéritaires.

Le revenu de base, à la croisée des chemins vers des mondes opposés 

Historiquement comme dans les débats plus récents, plusieurs courants idéologiques ont appelé à l’instauration d’un revenu de base, avec des objectifs différents et parfois même opposés. Ne nous y trompons pas : tous les “revenus universels” ne se valent pas. Certain⋅es y voient un moyen miracle de lutter contre l’extrême pauvreté, selon une approche de charité et de simplification du système de protection sociale. Mais les risques de régression, de détricotage de la protection sociale ou d’un solde de tout compte, nous semblent trop importants pour s’en arrêter à ces versions souvent minimalistes qui ne visent nullement à remettre en cause les rapports de force et de domination et les inégalités sociales persistantes. D’autres y voient un moyen de promouvoir une plus grande liberté dans nos choix de vie pour aboutir à une plus grande autonomie individuelle et collective et à une véritable justice sociale. Nous nous inscrivons dans cette seconde version.

Le constat aujourd’hui est on ne peut plus clair : les politiques austéritaires ont abouti au renforcement de différentes formes d’oppression, qu’elles soient économiques, sexistes ou racistes – souvent de façon intersectionnelle – et résultent aujourd’hui en des inégalités criantes devenues pour nous insupportables. La loi du plus fort en vigueur a abouti à des décennies de casse sociale et de destruction environnementale. Elle laisse à penser que toute conquête de droits sociaux serait désormais impossible, qu’il n’existe pas d’alternative au système actuel, et que la seule voie pour sortir du marasme économique que nous traversons sera de se serrer la ceinture et de travailler toujours plus. Il s’agit d’une victoire symbolique de l’idéologie dominante, qui est parvenue à imposer son analyse sous le seul prisme de la rentabilité économique. Pourtant, tout ce qui est rentable n’est pas socialement utile, et tout ce qui est socialement utile n’est pas forcément rentable. Il est donc urgent de changer de logiciel politique pour réinventer notre imaginaire collectif, car des alternatives existent bel et bien.

Dans ce contexte, le revenu de base vise, non pas à constituer un outil au service de n’importe quel projet de société, mais à se poser en véritable droit humain, afin de contribuer à la construction d’une société plus juste. N’oublions pas que des droits fondamentaux qui nous paraissent une évidence aujourd’hui ont été le fruit d’une longue lutte, comme le droit à la sécurité sociale, le droit de vote des femmes ou l’abolition de l’esclavage.

« Ce n’est point une charité que je demande, mais un droit que je réclame.
Ce n’est point un don, mais une justice »
Thomas Paine

Le revenu universel doit s’intégrer dans un projet politique de transformation de nos imaginaires sociaux et de notre système économique, social et écologique. Pour être acceptable, cette mesure de justice sociale doit s’accompagner de mesures de justice fiscale pour son financement, afin de garantir une meilleure redistribution des revenus : par un impôt plus progressif et ainsi plus juste, par le rétablissement de l’ISF, la lutte contre l’évasion fiscale, la mise à contribution des plateformes numériques aujourd’hui grandes gagnantes du système actuel, la taxation des transactions financières, des dividendes, etc.

Le revenu universel doit ainsi être pensé dans un socle de mesures visant également à renforcer les services publics et la protection sociale, de même que le droit du travail. Ce nouveau droit s’inscrit dans un renversement complet de la centralité de l’économie vis-à-vis des autres sphères de la société, afin de replacer la première à sa juste place : au service de l’humain et de la nature.

Éviter à tout prix la dystopie politique, co-construire l’utopie réaliste

Nous plaçant dans la lignée d’André Gorz, philosophe qui fût critique de l’idée du revenu universel avant d’y adhérer, nous souhaitons construire la « société du temps libéré » qu’il avait imaginée. Ainsi, le revenu de base pourrait, si son montant est suffisant pour permettre une plus grande liberté de choix, s’inscrire dans des mesures visant une plus grande émancipation, dans et hors du travail rémunéré. Mais également par une meilleure répartition de l’emploi disponible, favorisant la réduction du temps de travail, de façon choisie et non subie. Bref, travailler moins pour vivre mieux. C’est par ces conditions que nous souhaitons redonner le pouvoir aux citoyens de se libérer des emplois aliénants, pour leur donner le choix d’exercer un travail émancipateur.

Toutefois, aujourd’hui se profile un projet diamétralement opposé à ce que nous défendons, malgré la proximité sémantique. Dans une tentative de récupération politique, le gouvernement s’est emparé des termes pour proposer un « revenu universel d’activité » (RUA). Or, s’il en a le nom, il n’a rien d’universel. Ce projet en préparation vise au contraire à renforcer le conditionnement aux aides sociales et les sanctions – dans une logique on ne peut plus paternaliste et stigmatisante – à une administration parfois illisible et maltraitante.

Le travail peut de fait constituer un formidable outil d’épanouissement mais peut aussi être vécu comme une source d’angoisse. Le projet de RUA est ainsi symptomatique de cette logique, nous faisant croire qu’il y aurait autant d’emplois que de « demandeurs d’emploi » et que ce serait par manque de volonté individuelle que certain.e.s s’en trouvent exclu·e·s.

Parce que la mise en place d’un revenu universel touche tant à la lutte contre la pauvreté et la précarité, qu’au sens collectif que l’on veut donner au travail et à l’emploi, c’est aussi bien avec les associations de représentation de chômeurs et de précaires, qu’avec les syndicats professionnels que doivent se poursuivre les réflexions autour de l’idée.

Redonnons du sens aux principes de liberté, égalité et solidarité

Face à un capitalisme prédateur qui, au nom de l’accumulation de toujours plus de richesses par quelques-un⋅es s’emploie à orchestrer la mise en concurrence de tous·tes, avec des conséquences parfois mortifères, il s’agit d’inscrire le droit au revenu dans un projet plus global de sortie du système actuel. Pour ce faire, il devra se construire collectivement au sein de projets de société replaçant les valeurs de justice sociale et de solidarité en leur coeur. Des projets visant à ouvrir les perspectives d’un futur désirable, débattus et adoptés démocratiquement. Ces alternatives sont possibles et même urgentes. Un véritable droit au revenu doit ainsi se placer au services de celles-ci. Pour construire collectivement une société plus juste. Et pour redonner ainsi du sens aux principes de « liberté, égalité et solidarité », afin qu’ils deviennent enfin des réalités concrètes partagées et vécues par toutes et tous.