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Alors que depuis le 5 novembre 2021, les femmes travaillent gratuitement au regard des inégalités salariales, l’enjeu économique du travail des femmes représente un sujet de société important. Si les débats autour d’un droit au revenu l’abordent peu, ou de façon indirecte, ceux-ci ne font pas consensus. Nous en présentons ici certains éléments.

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Les femmes sont majoritairement frappées par l’insécurité sociale et la précarité, occupant 79,5 % des temps partiels et touchant encore un salaire moyen de 16,8 % inférieur aux hommes (en équivalent temps plein). Plus largement, certains secteurs à prédominance féminine se trouvent socialement et économiquement dévalorisés. Selon l’INSEE, ​​parmi les 486 « professions et catégories sociales » existantes, seuls trois emplois apportent un salaire mensuel moyen inférieur à 1 000 € par mois : employées de maison, aides à domicile et professionnelles du nettoyage.

Le travail dans ces secteurs dits féminins est également marqué – entre autres formes de discriminations – par la non-reconnaissance de la pénibilité de certaines tâches. Ainsi, certains gestes et postures, en apparence anodins, entraînent une accélération de l’usure des corps et ont un impact notable sur la santé, s’ils sont réalisés de façon répétée, sans que l’activité soit reconnue « pénible ». Une assistante maternelle passe par exemple sa journée de travail s’accroupir à hauteur des enfants ou à les porter. Des gestes qui favorisent le développement de troubles musculo-squelettiques. Une aide-ménagère est quant à elle au contact quotidien de produits ménagers, qui ont pour effet d’accroître les risques de maladies épidermiques mais aussi pulmonaires. Une étude réalisée par des chercheurs de l’université de Bergen en Norvège a ainsi démontré que le contact régulier avec certains produits ménagers revenait à fumer un paquet de cigarettes par jour.

« Si les accidents du travail avec arrêt baissent globalement de 15,3 % entre 2001 et 2015, ils progressent pour les femmes. Sur cette période, ils ont augmenté de 28 % pour les femmes tandis qu’ils ont baissé de 28,6 % pour les hommes. »
Agence nationale pour l’amélioration des conditions de travail (ANACT), 2018 

Il existe une division sexuée, non seulement du travail, mais aussi de sa pénibilité et plus encore de sa reconnaissance comme telle. En témoigne une étude de l’Agence nationale pour l’amélioration des conditions de travail (ANACT) : « si les accidents du travail avec arrêt baissent globalement de 15,3 % entre 2001 et 2015, ils progressent pour les femmes. Sur cette période, ils ont augmenté de 28 % pour les femmes tandis qu’ils ont baissé de 28,6 % pour les hommes ». Cet écart spectaculaire s’explique en partie par les évolutions de l’emploi en France : d’un côté, les emplois industriels à prédominance masculine diminuent en nombre ; de l’autre, se trouvent les métiers de services à la personne et du soin, féminisés, dont les risques sont moins reconnus.

Dans la sphère domestique : la double journée de travail des femmes

A la journée de travail dans la sphère professionnelle s’ajoute la deuxième journée de travail, domestique, pour une grande majorité de femmes. En moyenne, les femmes consacrent deux fois plus de temps aux tâches domestiques que les hommes et quatre fois plus de temps au soin des enfants. Ce travail domestique effectué gratuitement au sein du foyer a été qualifié de « travail reproductif », selon la tradition féministe marxiste. Ce travail non rémunéré, indispensable au bon fonctionnement d’un foyer, facilite le travail productif dans l’économie formelle. Comme le décrit la sociologue Kathi Weeks : « Le salariat, qui reste le mécanisme clé de la survie économique, dépend d’une seconde institution, à savoir la famille privatisée, qui sert de premier lieu au travail reproductif nécessaire pour reproduire les travailleurs et travailleuses au quotidien et cela sur des générations ».

Ce travail invisible, effectué derrière les portes closes des foyers, permet non seulement d’alimenter le système productif, mais  n’est pour autant pas reconnu comme un travail en tant que tel. La campagne « Wages against Housework », initiée dans les années 1970 dans certains pays d’Europe et d’Amérique du Nord visait à reconnaître la valeur du travail domestique en demandant la mise en place d’un « salaire au travail ménager ». Certains arguments avancés à l’époque se retrouvent d’ailleurs aujourd’hui dans des discours militants en faveur d’un revenu universel, c’est-à-dire d’un revenu distribué à chaque membre d’une communauté, sans condition. Il s’agit notamment d’y défendre la sécurité économique comme moyen de reconnaître des activités exclues de la sphère marchande, qui ne sont en conséquence pas reconnues comme utiles socialement. Kathi Weeks, partisane d’un revenu universel, y voit par exemple un moyen efficace pour lutter contre l’exploitation, à la fois dans l’entreprise et dans la famille. Dans cette logique, capitalisme et patriarcat constituent donc les deux faces d’une même monnaie.

Le revenu universel, source de débats 

La question du lien entre revenu universel et droits des femmes fait l’objet de débats importants dans les sphères militantes et universitaires. Pour certaines chercheuses, comme Anne Eydoux et Rachel Silvera, il constituerait un risque de renvoyer les femmes au foyer. La sécurité économique étant garantie, il ne serait alors plus nécessaire – ou impératif – de chercher à s’intégrer sur le marché de l’emploi. En ce sens, le revenu universel risquerait de freiner l’intégration sociale et l’émancipation des femmes. Pour d’autres, comme l’afro-féministe bell hooks, la figure repoussoir de la femme au foyer est à nuancer. Pour les femmes noires issues de milieux populaires, le travail est souvent synonyme de précarité, mais également d’exploitation voire de diverses formes d’oppression racistes.

Les recherches féministes ont également apporté une vision critique de la valeur travail et de sa construction historiquement androcentrée. Pour certaines chercheuses, comme Sandra Laugier et Pascale Molinier, un revenu universel permettrait de sortir de ce modèle, pensé par et pour les hommes : avec des journées de travail très longues et peu adaptées à la vie de famille, priorisant l’évolution professionnelle, les comportements compétitifs, le travail répondrait à une logique « viriliste ».

Enfin, si la question du revenu universel fait débat quant à sa portée féministe, un point de consensus semble reposer dans son volet « individuel » et plus largement, sur la nécessité de déconjugaliser l’ensemble des prestations sociales et fiscales. En dissociant les revenus des prestations sociales et en étant versé aux individus plutôt qu’aux ménages, les femmes bénéficieraient d’une plus grande stabilité financière, et d’une meilleure indépendance économique. Comme les débats sur l’Allocation Adultes Handicapés l’ont démontré récemment, la déconjugalisation – ou l’individualisation – permet de réduire certaines formes de dépendance au sein du couple, en particulier économiques. Cette demande des personnes concernées permettrait de mieux lutter contre certains cas d’emprise, voire de violences conjugales.

Un droit au revenu pour tendre vers l’autonomie

Les arguments d’un revenu de base pensé sous un prisme féministe reposent sur l’idée d’atténuer la domination économique, que ce soit dans la sphère professionnelle ou domestique. Mais il reste important de maintenir une vigilance face au risque de tomber dans le syndrome de la « baguette magique », qui amène souvent ses partisan·es à voir le revenu universel comme une solution à tous les problèmes sociaux. 

Cette mesure économique, dont la portée idéologique aide certes à imaginer un projet de société plus juste, ne peut se passer d’être pensée conjointement à d’autres politiques publiques, pour être crédible. Un véritable droit au revenu (universel ou non), doit être complémentaire à d’autres réflexions économiques, sociales et écologiques. Certaines politiques publiques peuvent y contribuer,  indépendamment de la question du revenu, comme le renforcement et l’allongement du congé paternité, pour permettre aux hommes de prendre leur part dans la vie de famille. L’accompagnement des parents durant la petite enfance doit être aussi renforcé en développant des modes de garde adaptés, en particulier pour les emplois atypiques, aux horaires fractionnés, qui concernent de nombreuses femmes. La mise  en place d’une législation plus contraignante pour lutter contre les inégalités salariales, revaloriser et mieux rémunérer les emplois féminisés, souvent issus du modèle de la domesticité.

De nombreuses propositions coexistent et sont déjà portées par une diversité d’acteurs et actrices politiques, militants et de terrain, afin de permettre aux femmes d’investir davantage l’espace public, mais aussi de permettre et d’inciter les  hommes à se (ré)approprier la sphère privée.

Comme le disait un slogan du Mouvement de Libération des Femmes dans les années 1970, « le privé est politique ». En ce sens, il est important de faire du privé, un véritable sujet de débat public.

[1] Données de l’INSEE.

[2] Photographie statistique des accidents de travail, des accidents de trajet et des maladies professionnelles en France selon le sexe entre 2001 et 2016 (ANACT, 2018)

[3] Féminisme et refus du travail – entretien avec Kathi Weeks (Revue Contretemps, 2018)

[4] De l’allocation universelle au salaire maternel, il n’y a qu’un pas… à ne pas franchir (Eydoux, Silvera, 2000)

[5] De la marge au centre : théorie féministe (bell hooks, 1984)

[6] Intégrer le care dans la réflexion sur le revenu universel (Laugier, Molinier, 2018)