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le Le 4 mai dernier une tribune parue dans l’Obs intitulée «Plaidoyer pour un socle citoyen» présentait les vertus d’un revenu d’existence, renommé «socle citoyen». Alors que les terminologies émergent de différents espaces politiques et que des auditions sont organisées à l’Assemblée nationale autour de cette proposition, un décryptage s’impose.

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Formulé en 2016 par l’économiste Marc de Basquiat et le philosophe Gaspard Koenig, le Liber est une proposition de refonte du système de minima sociaux à travers la mise en place d’un crédit d’impôt et d’une “flat tax”, ou impôt forfaitaire. Il s’agirait selon ses auteurs, d’une proposition “pragmatique” de revenu universel, via une instauration “clé en main” par les pouvoirs publics et “sans bouleversement des grands équilibres macroéconomiques nationaux”[1]

Remise en avant dernièrement dans le cadre des débats sur la sortie de crise du Covid-19, cette proposition n’est toutefois pas nouvelle. Ainsi, il convient de rappeler que Nathalie Kosciusko-Morizet avait soutenu cette proposition lors des primaires de la droite en 2016.

Parmi les objectifs énoncés, figure celui de « rationaliser » les dispositifs de minima sociaux. Un argument qui, au premier abord, peut sembler compréhensible au regard de la complexité des différents dispositifs, aboutissant bien trop souvent à un taux de non-recours important. 

D’autre part, dans la tribune de l’Obs[2], également initiée par la députée ex-LREM Valérie Petit, le socle citoyen reprend les grandes lignes du Liber et porte l’ambition d’une large réforme du système fiscal en remplaçant l’impôt progressif par tranches au profit d’un impôt forfaitaire tout en supprimant les niches fiscales existantes. Il s’agirait là d’une imposition sur les revenus proportionnelle à hauteur de 30 % – que l’on soit riche ou pauvre – comme énoncé dans la tribune du 4 mai 2020 et dans la note explicative produite par l’économiste.

Toutefois, invoquer la rationalisation ou encore le pragmatisme revient souvent à contourner les enjeux réels et complexes qu’impliquerait une réforme des minimas sociaux et à faire l’économie d’un véritable débat d’idées au profit des seules questions de financement.

Cette approche utilitariste pose de nombreuses questions d’ordre technique, philosophique, politique ou encore législatif, loin d’être anodines. En outre, il apparaît nécessaire de rappeler que de telles réformes ne peuvent avoir de sens que si elles sont envisagées au-delà de leur aspect technique et se doivent d’être pensées et débattues avec les publics ciblés et acteurs de terrain.

Des perdant·es parmi les plus précaires

De prime abord, puisque cette réforme est pour l’essentiel présentée selon le prisme technique, un premier point interroge : le montant de l’allocation et la façon dont il est fixé. 

Utiliser comme référence, le RSA socle déduit du forfait logement (564,78 – 67,77 = 497,01 euros) est loin d’être neutre et, s’il est fixé de manière si arbitraire – certainement suivant un objectif de simplicité -, il est voué à faire des perdant·es parmi les actuel·les bénéficiaires des minima sociaux. Particulièrement parmi celles et ceux qui subissent des situations de pauvreté et de précarité les plus critiques.

En effet, la tribune de l’Obs précise que la grande majorité des allocataires se voit déduire ce forfait de leur RSA. Mais le diable se cache dans les détails, et c’est bien le terme “grande majorité” qu’il convient d’examiner.

Dans le rapport sur les minima sociaux rédigé en 2016 par Christophe Sirugue, député à l’époque, il est précisé que cette grande majorité à laquelle n’est pas déduit le forfait logement représente 91 % des allocataires au RSA. Le texte de mai 2020 introduisant l’expression de “socle citoyen” s’appuie sur le même ordre de grandeur et parle lui de 10 % de potentiel·les perdant·es. Autrement dit, environ 10 % des allocataires touchant pleinement un RSA socle de 565 euros ne percevraient plus que 500 euros suite à une telle réforme.

En se basant sur le nombre d’allocataires du RSA socle en 2018 (derniers chiffres mis en ligne par la DREES), il s’agirait donc de 190 000 personnes qui, dans le cas de l’instauration du socle citoyen, verraient advenir une baisse de leur allocation de 67,77 euros, soit une perte de 12 % de leur revenu. Une mesure dite “sociale”, qui constituerait en fait une diminution des droits sociaux pour une partie des publics prioritairement ciblés.

L’ambition philosophique du socle citoyen : « la liberté » ?

Outre la rationalisation des minima sociaux et l’instauration d’un impôt forfaitaire, figure également parmi les objectifs affichés du socle citoyen celui de constituer “un revenu de liberté”. 

Une liberté pour le moins relative au vu du montant du dispositif de l’ordre de 500 euros par mois. A savoir, un montant équivalent à moins de la moitié du seuil de pauvreté fixé à 60 % du revenu médian (1 041 euros). Il va sans dire qu’un montant si faible n’améliore pas le quotidien des plus précaires. Les témoignages tels que ceux présentés dans cet article de Libération en 2018[3], ont vite fait de nous ramener aux réalités de ce que représente au quotidien la pauvreté pour celles et ceux qui la subissent.

Un chemin jonché d’entraves sur le plan politique

La pertinence de lier étroitement dans une même réforme à la fois une réforme des minima sociaux et une refonte de la fiscalité rend la proposition fragile politiquement. Si le but de cette réforme est de proposer un cadre très rationnel et cohérent, quid des hausses nécessaires du montant des minima sociaux qui devront s’opérer par la suite ?

En effet, la question de la revalorisation des minima sociaux, dont le RSA fait partie, se pose chaque année, notamment pour tenir compte de l’inflation. En avril dernier, le RSA a ainsi été légèrement augmenté de 0,9 % par décret du gouvernement[4]

Or, étant soumise à la hiérarchie des normes, cette réforme assimilant un minimum social à un crédit d’impôt devrait une première fois être validée par le Parlement. Elle nécessiterait par la suite, soit d’en passer par le vote d’une loi pour chaque ajustement de son montant, soit de ne compter que sur une éphémère harmonisation des deux faces de cette réforme (minimum social et impôt forfaitaire), qui s’en verrait déséquilibrée dès le premier rehaussement de la partie minimum social. 

Ainsi lier la mise en place d’une allocation universelle, sous forme d’un crédit d’impôt dégressif linéaire, à l’impôt sur le revenu graverait dans le marbre de la fiscalité nationale le montant de cette allocation et conditionnerait ses éventuelles futures revalorisations à des réformes beaucoup plus lourdes de la fiscalité, donc plus difficilement réalisables.

Sur le plan législatif : quid de la constitutionnalité ?

D’autre part, sous l’angle purement législatif, il convient de rappeler que l’impôt progressif a depuis 1993 valeur constitutionnelle[5], considérant le principe d’égalité inscrit à l’article 13 de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789. Autrement dit, ledit projet de réforme socio-fiscale serait à l’heure actuelle anticonstitutionnel. Il nécessiterait par conséquent, pour être appliqué, l’adoption à la fois d’un texte législatif ordinaire et de passer au préalable par une réforme constitutionnelle. Un chemin semé d’embûches…

Article 13 de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789

Pour l’entretien de la force publique, et pour les dépenses d’administration, une contribution commune est indispensable : elle doit être également répartie entre tous les citoyens,
en raison de leurs facultés.

Au-delà des enjeux de réforme des minima sociaux et d’amélioration ou non de la protection sociale existante, de la constitutionnalité d’une telle refonte du système socio-fiscal, celle-ci constituerait une baisse significative de la contribution des plus hauts revenus (les deux tranches supérieures) à l’effort national. Ainsi se pose au passage, non sans importance, la question de l’opportunité et de la soutenabilité politique d’une réforme des minima sociaux aboutissant “en même temps” à une baisse de la contribution par l’impôt des plus riches.

Si un vrai débat sur la refonte et surtout sur le renforcement des minima sociaux est nécessaire aujourd’hui, il est important de s’assurer de l’équité d’une telle réforme. Si celle-ci doit bénéficier en premier lieu aux ménages les plus aisés et risque de faire perdre une part conséquente du montant à une partie des plus précaires dont il ne s’agit souvent que du dernier filet de sécurité sociale, il ne s’agirait alors pas d’une réforme de solidarité ou de justice sociale, mais d’une simple mesure de rationalité économique. 

Pour améliorer l’existant, écouter les acteurs de terrain et les publics…

Le projet analysé plus haut propose en quelque sorte un grand chamboulement du système socio-fiscal français. 

Semblant plus opportunes au regard des enjeux, des propositions de renforcement de l’actuelle protection sociale existent, sans pour autant nécessiter de si grands bouleversements fiscaux. Des acteurs de la société civile, parmi lesquels des intervenants auprès des publics ciblés par les minima sociaux, portent des revendications de cet ordre à l’image du Collectif Alerte ou du Collectif pour un revenu minimum garanti :

1- L’élargissement de l’actuel Revenu de Solidarité Active (RSA) au 18-25 ans

2- La revalorisation du RSA à hauteur du seuil de pauvreté

3- L’automatisation de son versement

4- La levée de la conditionnalité à la recherche d’emploi du RSA, ou “l’inconditionnalité”

De plus, plusieurs travaux publiés récemment pointent l’importance et l’urgence de renforcer l’existant, à l’instar de la note du sociologue Nicolas Duvoux ou encore de l’Observatoire des Inégalités. Ce dernier précise, dans sa proposition de revenu minimum unique, qu’il suffirait d’un budget supplémentaire de 7 milliards d’euros pour assurer que personne en France ne tombe sous le seuil de pauvreté à 860 euros par mois.

Pour conclure, l’enjeu est ici de démontrer qu’une dimension économique prime, dans les propositions libérales de revenu universel, bien trop souvent sur la nécessité de redonner les conditions d’une existence digne pour des millions de personnes précaires en France. Au mépris parfois des enjeux sociaux et humains qui devraient primer avant tout. La priorité devrait ainsi être donnée au renforcement de l’existant, applicable concrètement dès maintenant.

Le présent article a été initialement publié le 19 juillet 2020 sur le blog Mediapart d’Alex Laurent


[1] Liber, un revenu de liberté pour tous, Volume II, une proposition réaliste, M. de Basquiat, G. Koenig, janvier 2017.
[2] Plaidoyer pour un « socle citoyen », l’Obs, 4 mai 2020 par Marc de Basquiat, Valérie Petit et Gaspard Koenig
[3] «Ce pognon de RSA, il n’est pas si « dingue »», Libération, 11 juillet 2018, par Maïté Darnault, Amandine Cailhol et Mathilde Frénois.
[4] Décret n° 2020-490 du 29 avril 2020 portant revalorisation du montant forfaitaire du revenu de solidarité active
[5] Décision n° 93-320 DC du 21 juin 1993